J’avais onze ans lorsque je la vis pour la première fois ; c’était le soir, son oncle faisait la tournée…
J’avais onze ans lorsque je la vis pour la première fois ; c’était le soir, son oncle faisait la tournée des voisins pour la présenter, elle allait vivre chez lui ; ses cheveux faisaient autour d’elle comme une petite forêt, des lucioles voletaient tout autour.
Nous étions voisins, séparés seulement par quelques minutes de marche – un sentier qui, longeant d’abord une vaste prairie et le carré de patates douces du vieux Joao, s’enfonçait ensuite dans la forêt, comme une grotte.
Maria-Gracia était dense, très dense ; elle était toujours formidablement là, souveraine ; elle était insouciante, aussi, légère comme un papillon ; et elle riait – oh mon Dieu ! lorsqu’elle riait, la forêt entière se taisait pour l’écouter. Ce n’est pas juste une manière de dire. La forêt se taisait vraiment. Pendant des années, nous avons été inséparables. On se disait tout. Je ne disais que des bêtises, j’en inventais chaque jour, pour le plaisir de la faire rire.
Je tenais trop à elle pour oser lui dire que je l’aimais ; tous les soirs, au coucher, j’écrivais des lettres d’amour que je gardais pour moi – des poèmes, des déclarations. Comme ça, je ne la quittais jamais. A la fin de chaque mois, je rassemblais les lettres et je les empaquetais soigneusement dans une feuille de bananier. C’était comme une sorte de rituel, voyez-vous.
Quand j’ai eu seize ans, on m’a envoyé poursuivre mes études à Manaus. On était allongés sous les arbres, au bord du fleuve, lorsque je lui dis que je devais partir. Je porte en moi comme un diamant la larme qui, ce jour-là, coula sur sa joue et se perdit dans ses boucles noires. Cette larme – la seule que je lui connus –, je la revis toute la nuit qui précéda mon départ ; et j’ai puisé en elle le courage de transporter les cinq boîtes que j’avais accumulées, contenant chacune douze paquets de trente lettres dans les feuilles jaunissantes. Une à une, j’ai déposé les boîtes sous la fenêtre de sa chambre. Lorsque je suis rentré, le jour pointait à peine. A l’heure de l’éveil, j’étais déjà dans le bus.
***
Je n’ai ensuite plus jamais osé la voir, ni lui écrire. Si elle avait lu les lettres, et si elle m’avait aimé, n’aurait-elle pas cherché à me revoir ? Ne m’aurait-elle pas au moins répondu, juste une fois ?
Non, voyez-vous, la vie est comme le fleuve. Elle charrie beaucoup de choses, indifférente et silencieuse ; elle emporte tout, et tout ce qui reste, elle le recouvre d’un égal limon. J’ai fait ma vie, j’ai aimé, j’ai été aimé. Elle aussi sans doute.
Ainsi vont les choses.
Lorsque je me suis senti vieillir, Je suis retourné là-bas, aux franges des champs et de la forêt. Au bord du fleuve. D’autres régions ont beaucoup souffert, en tant d’années ; mais là-bas, rien n’avait changé.
J’ai pris le sentier, comme en pèlerinage. La forêt se rappelait à moi – ses parfums, son bruissement, le vol des aras bleus dans les plus hautes branches. Je me suis approché de sa maison, puis, depuis la terrasse qui la ceignait, jusqu’à la fenêtre derrière laquelle, jadis, se trouvait sa chambre.
Et c’est là que je l’ai vue.
Dans l’encadrement de la fenêtre.
Je veux que vous compreniez bien la violence de ce qui m’arriva alors : je l’ai vue, elle ; elle avait dix ans ; et mon cœur s’est mis à battre si fort que j’ai cru mourir. J’avais onze ans, d’un coup, j’avais onze ans ! Et je suis resté là, interdit, sans savoir quoi faire, sans même savoir si j’avais déjà écrit les lettres ou pas – la question me vient en vous racontant tout ça ; mais sur le moment, j’avais onze ans, c’était tout ; elle était là, j’étais revenu en arrière, d’un coup, c’était terrible, les mêmes tremblements, et toujours pas plus de force pour lui dire.
Une voix de femme me fit sursauter, douce et ferme : « qui êtes-vous ? que faites-vous ici ? »
La petite quitta sa fenêtre et rejoint sa mère, sur la terrasse. Vous imaginez ma confusion. J’expliquai que j’avais vécu tout près, il y avait des années, et que je connaissais quelqu’un ; je tentais de trouver des mots qui ne venaient pas, mais la femme ne me laissa pas m’empêtrer davantage. « Vous êtes Jorge, n’est-ce pas ? »
J’acquiesçai. Je dus m’asseoir. Elle me dit que Maria-Gracia était sa mère, et qu’elle était morte l’année passée. Elle parla longtemps, et je ne sais pas, aujourd’hui encore, ce que je saisis vraiment – moi, j’avais juste onze ans, et la petite qui me dévisageait était Maria-Gracia – et c’est en l’entendant demander pourquoi je pleurais que je compris le ridicule et l’indicible de ma situation. Alors je me suis levé, me confondant en excuses ; mais elle me fit rasseoir et me dit d’attendre. Elle entra dans la maison ; devant moi, il y avait Maria-Gracia, assise sagement dans un gros fauteuil cannelé, qui me dévisageait, familière et tranquille – intriguée pourtant.
Au bout d’un temps sans mesure, elle revint, et sortit de derrière son dos un petit paquet ficelé. La feuille de bananier avait pris une chaude teinte de bois. « C’est juste le dernier paquet, mais tout est là », dit-elle. « Maman parlait peu, elle vivait l’instant présent ; sentant sa mort venir, elle a demandé que tout soit conservé, sauf trois lettres, qu’elle a emportées dans la tombe. Vous pouvez tout reprendre, si vous voulez ». Et puis, sortant un autre petit paquet ficelé – des enveloppes par avion aux franges rouges et bleues : « elle a demandé aussi que l’on vous donne ça, si un jour vous reveniez ».
Je n’ai pas pris les lettres – ni les miennes, ni les siennes. Non pas parce que le passé doit rester le passé, mais parce qu’il m’avait sauté au visage, vivant. Le reste n’était que souvenir – des choses inertes, des reliques.
***
Le vieux se tut, longtemps. Puis, plein de malice et de bienveillance :
« Quittez donc cet air de compassion, je vous en prie : ce que j’ai vécu est infiniment heureux ; et puis j’ai eu une longue et belle vie, une vie magnifique et remplie d’amour ; où que je regarde, je ne vois que matière à me réjouir.
Mais il y a mieux, bien mieux encore : je sais désormais où est le passé, lorsqu’il est passé. Il est là, en nous, à chaque instant. Bien vivant. C’est le terreau même de nos désirs. »
Puis, il me fit signe de m’en aller.
Comme à l’à peine trait d’un horizon de mer – son poumon d’opéra sa respiration mammifère sa claque de vagues…
Comme à
l’à
peine trait d’un horizon de mer – son poumon d’opéra
sa respiration mammifère
sa claque de vagues
sur elle-même en réplique d’entendre et de comprendre –
au
rien-ne-reste d’un glissé d’aile sur le ciel
la fente de la vie se défroisse dans la réciproque de ses questions
Dans un segment de chant
sa nostalgie d’une humanité large
en position instable
sur son rebord
rebond de balle
dans son hasard
Autel minéral. À quelle terre sacrée se vouer ? L’argile au dos rond Attend des offrandes. Le troglodyte prie Ses gris-gris…
Autel minéral.
À quelle terre sacrée se vouer ?
L’argile au dos rond
Attend des offrandes.
Le troglodyte prie
Ses gris-gris pétrifiés,
Cailloux votifs de l’ailleurs perdu,
Bois flotté des deux rives,
Chapelet des misères psalmodiées.
Le corail serpente
À la croisée des Dieux.
Ligoté dans l’ombre,
Un fétiche angélique
Implore.
Sait-on ressusciter
Les poupées griffues
D’un cordon de lumière ?
Arbre mon frère, Toi, le lien vivant entre le Ciel et la Terre, Toi, dont les milliers de branches se…
Arbre mon frère,
Toi, le lien vivant entre le Ciel et la Terre,
Toi, dont les milliers de branches se fondent en un seul tronc,
Toi, dont le fût central se déploie ensuite en milliers de branches tendues vers le soleil,
Aide-nous à ne plus êtres des hommes-troncs, prisonniers d’un moi étriqué !
Rappelle-nous qui nous sommes vraiment.
Remémore-nous notre lien vital à la Terre, à laquelle nous unissent notre corps et toute notre ascendance, par ces millions de racines qui plongent jusqu’aux toutes premières formes de vie.
Donne-nous souvenance de notre lien vibrant au Ciel dont la lumière, captée par nos branches invisibles que parcourent l’inspiration, l’amour et la connaissance, est la nourriture même de notre âme.
Pareil à ton tronc unique, notre moi singulier, relié à ces deux infinis, réalisera alors son idéal éternel. Il se laissera joyeusement traverser par ce double courant de sève ascendante et descendante. Il vibrera à l’unisson avec l’Univers entier. Et nous deviendrons à notre tour des liens vivants entre l’invisible et le visible, entre le Ciel et la Terre, entre l’esprit et la matière.
Patiente encore un peu, arbre mon frère, et un jour tu verras l’humanité bourgeonner à son tour, fleurir et porter des fruits savoureux en abondance, à partager avec tout le vivant !
Je n’ai d’âge, que celui de l’enfant qui, rehaussé du seul siège, de ses fondements, aperçoit les lumières et les…
Je n’ai d’âge, que celui de l’enfant qui, rehaussé du seul siège, de ses fondements,
aperçoit les lumières et les formes du fleuve, ce que le monde a de reflets pour lui,
l’espace, le temps, un cillement.
Les images, celles effacées, celles qui demeurent.
Quelque part dans ma tête et sur mon visage, baignés de clarté et de brume, une femme
et l’autre elle ont le ventre comme des soleils. Mon regard et mon corps, comblés de
la forme qu’elles sont.
Un instant j’habite le branchage sec du romarin et le voisinage des abeilles est une fête
dans les senteurs du miel et les couleurs mauve et vert-argent.
Et mes pensées sont des fleurs et tout le vert d’une saison et tout un peuple autour de moi
fait son bruit et son silence ; sons, courants et battements.
Quelque part au dehors, les hommes, leurs peurs.
« Une idole galvaudée leur tient lieu d’idole », juges, se reproduisent en jugements.
Et ma fenêtre est suspendue dans l’air, dans l’espace même, qui ne se laissera pas choir
et ses ouvrants sont inutiles parce qu’ouverte et ses dormants ne dorment pas,
lucarne du rêveur et poste de vigie.
Ce qui se passa dans la chambre impressiona nos corps et logea dans nos cœurs, encombrants.
Une chambre n’est pas fermée, n’est jamais qu’ouverte sur l’intérieur de ses événements,
et sa porte a des embrasures et l’immobilité de celui qui s’y tient/ne s’y tient pas.
Là, va rester ce qui nous empêcha, nous empêche, jusqu’à ce que l’on y remédie,
un jardin caché.
À bord du grand navire qui m’amena, me ramena, je ne suis pas indemne,
et les bouleversements étaient tout en dedans à venir au jour, au monde presque,
n’étaient pas défectibles.
J’ai traversé,
et n’imaginais pas rivages si distants,
les hommes, nos peurs,
l’éveil et les gestes plus justes, plus laxes, ceux-là de la pratique.
Allons, amour,
allons plus libres.
« Oh ! ça, fit-elle. La grandeur ! Cela n’a encore jamais existé». Ses lèvres roses tremblaient sous le coup…
« Oh ! ça, fit-elle. La grandeur ! Cela n’a encore jamais existé». Ses lèvres roses tremblaient sous le coup des mots sévères qu’elle venait de prononcer. Ses yeux bougeaient vite. Elle se tut longtemps. « Une fois peut-être », et elle sembla soulagée de s’en souvenir, « une fois seulement, j’ai vu un homme ordinaire, tu sais comme on dit, « les petites gens », eh bien, j’ai vu cet homme se baisser en passant sous un pont haut de trois mètres. Son sourire était celui des humbles, doux et joyeux, c’est à cela que j’ai su qu’il était attentif à cette part silencieuse, secrète, sacrée : notre propre grandeur, dont nous parlons si souvent toi et moi, avec d’autres mots, mais dont nous ne faisons en définitive que parler. Notre grandeur déborde de nous, elle nous dépasse et nous la heurtons à chaque instant par notre manque d’attention. Et vois-tu, cet homme de rien communiait avec elle le plus simplement du monde».
Elle ne me regardait pas, tripotant son verre de vin blanc, le corps tourné vers la table voisine. – Vous…
Elle ne me regardait pas, tripotant son verre de vin blanc, le corps tourné vers la table voisine.
– Vous aimez voyager j’imagine?
– C’est à moi que vous posez la question ?
Je me sentais déjà agacé. Depuis que nous étions assis, dix minutes au moins, elle avait l’air plus intéressé par ce qui se passait à côté, que par notre conversation.
– Oui, oui c’est à vous que je pose la question…je n’ai pas rendez-vous avec les voisins…
Sa voix était grave, lente. Elle avait le visage très fin, les yeux clairs, et des cheveux chataîns bouclés posés sur les épaules. Je guettais un sourire, mais elle ne souriait pas. Je dissimulais le mieux possible mon irritation
– Oui j’aime voyager….et vous ?
Elle se redressa sur sa chaise, se recalant mieux face à moi, comme pour recommencer. J’attendais sans plus rien oser. Ce n’était pas mon genre de me tenir tranquille pour un plan d’un soir, mais là j’étais désarçonné. Elle se mit à chercher quelque chose dans son sac.
– Je vais vous montrer, c’est important, regardez…
Elle me tendit une photo noir et blanc dans un grand cadre de la taille d’un cahier d’écolier. Un trois mats apparement sur une mer unie au ciel.
– C’est beau non ?
Elle avait un air tellement sérieux, je sentais bien que je ne devais pas faire le malin
– Oui très beau, mais c’est quoi ?
– Un cadeau de ma mère…
– La photo ?…
Je me sentais ridicule
– Non le bateau…enfin elle va le faire construire…avec l’argent de l’héritage de ma tante…c’est compliqué…mais ce sera pour moi…vous voyez…
– Ah…Et vous êtes une navigatrice?
Je retenais le rire d’adolescent puéril qui me démangeait
– Justement pas tellement…c’est pour ça que je cherche un skipper…
– Un skipper…C’est pour ça que vous avez voulu qu’on se voit…vous ne cherchez pas du tout une histoire d’un soir…mais un skipper…
– Voilà…j’ai mis du temps sur le site à vous trouver…je dois dire que j’y ai passé des nuits entières…
– Mais c’est pas un problème de trouver un skipper…pas besoin de se mettre sur un site pour des rencontres faciles…vous êtes quand même un peu spéciale…
– Ça vous intéresse alors?
– Quoi au juste ?
– Naviguer avec moi quand j’aurai mon bateau ?
– C’est une histoire de dingues, non ?…
Je commençais à me sentir angoissé, je bus d’un coup tout mon verre de vin et fis signe au serveur de me resservir la même chose.
Des larmes glissèrent sur ses joues, sans un sanglot, juste là, des larmes toutes rondes, tombant sur la table. Elle pleurait sans dire un mot.
– Écoutez, je veux bien qu’on essaye de parler de votre bateau et que je vous aide, je veux bien, mais il faut qu’on discute un peu que je comprenne…là je suis un peu mal à l’aise…mais je veux bien que vous m’expliquiez…
Elle rangea la photo, essuya ses larmes avec sa manche de chemisier. Elle se mit à sourire.
– Vous voyez j’ai commencé par le plus difficile ?
– C’est à dire ?
– J’ai été sincère avec vous, tout de suite, j’ai pas essayé de faire de cinéma…voilà j’ai commencé par le plus important pour moi…mais maintenant on peut faire autrement…un peu de cinéma ?
– Du cinéma…non…je ne veux pas…j’en sais rien…mais moi je venais simplement pour faire la connaissance d’une femme qui veut rencontrer un homme pour plus si affinités…je ne venais pas du tout pour être embauché sur un trois mats du 19ème siècle…
Elle éclata de rire. Son visage se plissa d’une joie magnifique, pas du tout feinte, elle riait sans s’arrêter.
Je crois que c’est précisément à ce moment-là que je suis tombé amoureux d’elle.
L’arbre et le regard accèdent à la perfection simultanément. Miracle de l’arbre. Miracle d’une durée qui frissonne et jouit de…
L’arbre et le regard accèdent à la perfection simultanément. Miracle de l’arbre. Miracle d’une durée qui frissonne et jouit de remplir de son content d’espace et se l’assigne. Écrire qu’il tremble serait abuser de la syntaxe et de mes façons d’homme. Prétendre qu’il est peureux satisfait à l’effet, à l’écart, à la trouvaille. Mais c’est créer un divertissement tant il appert que le substanciel solitaire diffuse l’altitude sans penser à bien ni à mal.
Comment alors d’un vocable, répondre de ce que je pressens en lui de responsabilité souveraine et d’intégrité singulière, autrement que par celui de connivence ? Souffle et lumière et feuillage entre ces deux occasions faisant en alternance les faveurs pesées de sa face, sont de connivence. Au seul dessein de moi borné aperçu de l’avènement des verts.
Il y aurait à franchir. Sans rien braver. Et rien à dépasser non plus. S’affranchir. Le pas dans l’absence des…
Il y aurait à franchir. Sans rien braver. Et rien à dépasser non plus. S’affranchir. Le pas dans l’absence des villes, vers le devant déployé, suivre les nappes invisibles du vent et la terre soulevée, légère, éparpillée, et la disparition de la trace et l’idée effacée d’un retour. Sentir peut-être enfin, simplement cela. Juste sentir. Ne rendre compte de rien. Laisser venir le velours des courbes, la peau sauvage et nue, la peau de granit sombre, la peau lissée dans l’eau miroir, l’image et son éclat nouveau. A noter aussi, au détour d’un pas plus lent, la montée d’une inquiétude à longer du regard l’horizon sans bavure des sommets lointains, l’inconnu parfois dans un mouvement hostile, incompressible destin de la rencontre et du mouvement. Il y aurait alors à cesser d’envisager l’arrière fond de l’image, l’idée récurrente, obsédée, d’une possible plongée vers les rues et les hauts immeubles qui barrent le ciel d’interdits, et vers la voix des foules pressées, de tout et d’en découdre. Et à inscrire l’ampleur renouvelée du souffle, l’élan conjugué de la piste et du pied et le cœur relâché, entouré de l’instant. Libre.
Et s’il se réveillait maintenant, il nous obligerait à prendre une décision rapide de repli ou à nous en remettre…
Et s’il se réveillait maintenant, il nous obligerait à prendre une décision rapide de repli ou à nous en remettre aux lois de la providence. Au pied du Volcan ou sur sa crête nos idées risquent de se délier. Nos pensées éruptives seraient alors vouées à se mobiliser au plus vite, sans un mot de plus, captives, comme le spectacle d’un présent subitement Pompéisé.
De sa source impétueuse, le Volcan recouvrerait nos rêves sans limites les inscrivant par le feu dans le livre des pensées définitives.
Le volcan me rend vulnérable et vivant à la fois, car, à ses côtés, il est délicieux d’écouter sa sérénade même si ses promesses à lui sont motivées par sa propre nécessité. Tu n’es pas du même temps que le mien et le saut de mes pensées s’apaise au contact de ton sens de l’immuable. Le promeneur sur le qui-vive, la marmite sous son corps qui bouillonne d’idées.
Volcan qui a moins le sens de la tragédie que celui du tragique car ta fatalité sans retour est aussi là pour fertiliser. Je ferai bien de toi mon confident, mettant dans tes bruits sourds, tes réactions, tes anfractuosités, des sens que l’on partagerait en silence. Ta lave dont une seule goutte pourrait recouvrir la pièce dans laquelle j’écris, est aussi là pour me déposséder de tout ce à quoi l’on s’accroche et que tu charries dans l’insondable beauté d’un ruisseau de flammes.
AU MIROIR Il semble que tout soit rangé. Je n’ai pas pris soin de prévenir du départ. Je vais me…
AU MIROIR
Il semble que tout soit rangé.
Je n’ai pas pris soin de prévenir du départ.
Je vais me perdre au milieu de ces épais morceaux de paysage. Mais, je préfère la mer pour ça, disparaître à chaque creux de vague et revenir. Fort-da.
Changer d’histoire, mettre du désordre, s’agrandir. Quand ?
Je répète le motif, du désert au désert, de la pluie soudain, je reprends, du rien au rien, des orages ou des soleils, je recommence le dessin, les grands aplats comme les sols terreux, est-ce qu’il y a un chemin à suivre qui traverserait en plein milieu ?
Oh oui, donnez-moi un chemin, que j’en sorte, de l’île pleine de montagnes et de terres rasés.
Depuis ce point de vue portatif, je plonge du regard… Et je pars.
Fort-da.
Je reviens.
Peut-être que ça donne le vertige à force de se tenir immobile sous un ciel, et ce ciel qui avance, le vent qui souffle les nuages, à des allures changeantes, et moi immobile, je compte les nuages si je veux, immobile la mer ne l’est pas, le paysage bouge, l’herbe minuscule tremble un peu, le vent qui souffle, tout s’en va d’un côté vers l’autre : sauf un tourbillon en rond et moi.
Je n’ai presque plus peur.
L’autre bord est si loin.
Est-ce que quelqu’un pourrait m’entendre si je pleure ? Est-ce que c’est mon reflet dans cette eau forte ?
Je n’ai presque plus peur. Sauf les mains qui tremblent. Une aventure : je vais peut-être en rire quand je serai vieille. Est-ce que c’est de la pluie au fond ce rideau gris ?
Je n’ai plus peur. Je crois.
J’y vais.
Fort-da ?
Trop tard.
le mors de l’homme il s’appuie sur tout l’écrit que le silence est une attaque et de doigts indifférents cela…
le mors de l’homme il s’appuie sur tout l’écrit
que le silence est une attaque et de doigts
indifférents cela sans la main comme point de
départ et d’arrivée le tableau aussi par le
rentrement de soi dans la carcasse d’autre chose
et la tête misée hors les murs selon le moins
monde
Chêne, chaîne… arbre symbolique aux racines si fortes, de Brocéliande à Olympie, tu es cette source de vie qui appelle…
Chêne, chaîne… arbre symbolique aux racines si fortes, de Brocéliande à Olympie, tu es cette source de vie qui appelle les druides et renforce les défenses du corps. Tu es ce lien d’histoire qui relie, comme les chaînes, aux origines profondes de nos êtres. Tu enchaînes certains qui ne voient pas l’issue, parce qu’ils ne regardent pas. Il ne voient de toi que le bois et les glands, voire l’écorce légère lorsque tu es liège. Pourtant, même si tu le caches un peu, l’escalier que tu portes reste visible à celui qui regarde. Ce vers quoi il conduit est lumière, force et présence céleste. C’est la force du père, de ce mythe du héros, mâle au possible et pourtant si proche de féminin que la plage à tes pieds laisse deviner. Tu es Yin et Yang, anima animus, féminin masculin. Tu es la chaine qui réconcilie, reconstitue le lien et crée l’unité, le Un. Tu es le chêne!
A l’horizon lointain S’avancent corps et âmes Fêlure indélébile Eclat sombre Morsure de la lumière L’ombre s’évade Coupure d’un monde.
— Tiens, c’est quoi ça, grand-père ? — Oh ça mon petit, c’est un arbre. — Un arbre ? Un genre d’art…
— Tiens, c’est quoi ça, grand-père ?
— Oh ça mon petit, c’est un arbre.
— Un arbre ? Un genre d’art contemporain, tu veux dire ? Ou une antenne 25G peut-être ?
— Non non, un arbre. Un être vivant disparu il y a à peu près soixante ans.
— Vivant ? Mais il n’a pas d’yeux, pas de bras… Il n’a même pas de visage…
— C’est drôle que tu dises ça. Pour moi, ce sont ceux qui l’ont abattu qui n’ont pas de face. Cet arbre-là faisait partie des derniers. Un vétéran du massacre végétal de 2318. Et puis finalement il y est passé, comme tout le monde. À l’époque il devait avoir 300 ans, au moins.
— Tu le connaissais personnellement ?
— Oh… Il m’avait certainement mieux cerné que je ne le connaissais moi-même. Disons qu’on s’observait, de loin. Si j’avais su, j’y aurais fait plus attention. On était voisins. Il habitait le trottoir d’en face. Tu vois ce qui l’entoure ? Ce sont d’autres arbres. Plus jeunes que lui. Ceux-là ont été coupés peu de temps après le cliché. Ils ont ensuite été remplacés par le fameux trottoir, en face de chez moi. Le vieil arbre est resté comme ça plusieurs années, entouré de béton, régulièrement taillé par les spécialistes de l’esthétisme de la nature. Des maniaques de la branche qui dépasse. Et puis, lui aussi a été délogé, un matin. À la place, ils ont construit une usine à oxygène. Un comble. Le vieux avait quand même vu naître une bonne partie de tes ancêtres, mon petit. Il a aussi été le témoin immobile d’un paysage en mouvement. De la cambrousse verdoyante à la ville grisâtre. Tout ça sans pouvoir fuir. Ses racines épaissies par le temps ont alors été lentement ensevelies, puis comprimées par le bitume. Attaché par les pieds, puis décapité.
— Pourquoi tu pleures, grand-père ? Ne t’inquiète pas, sans yeux, l’arbre n’a rien pu voir de toute façon !
— Alors voilà. On y arrive. Toi, ça va que tu as 7 ans. À ton âge, c’est normal de réagir aussi naïvement. Le problème, c’est que les adultes ont pensé exactement comme toi durant des siècles, sans regarder plus loin que le bout de leur nez. « L’arbre n’a pas d’yeux ? Donc il ne voit pas. L’arbre ne crie pas ? Donc il n’a pas mal. L’arbre est rentable ? Sûrement pas. Donc il ne sert à rien, donc on peut le raser ». Oui, parce qu’on ne « tuait » pas les arbres, on les « rasait ». Il ne fallait surtout pas évoquer la vie, sous peine de culpabiliser. Et ça, c’était formellement interdit dans le code des humains.
— Non mais, grand-père, honnêtement, à quoi il servait ce fichu arbre ?
— A-t-on seulement besoin de servir à quelque chose pour avoir le droit de vivre ?! Alors, si on suit ton raisonnement, il faudrait assassiner sur-le-champ tous les handicapés mentaux, les vieillards, les nourrissons et les présidents de la République ! D’autant que là, en l’occurrence, on parle des êtres vivants les plus utiles au monde. Et de loin. Tiens, par exemple : si les arbres existaient encore, et bien tu n’aurais pas à te trimballer cette bouteille d’oxygène sur le dos toute la journée. Et tu n’aurais pas développé une scoliose précoce. Et ton lit ? Tu crois qu’il est fait en quoi ton lit ? Hein ? Et les pages des bouquins ? Pourquoi on les télécharge, maintenant, à ton avis ? Et les pêches ? T’aurais bien aimé connaître le goût des pêches, n’est-ce pas ? Alors, figure-toi que si les arbres n’avaient pas été décimés, mon petit, les tempêtes de vent ne seraient plus quotidiennes ! Non : elles seraient exceptionnelles ! Et puis, de nombreuses espèces de primates, d’insectes, et donc d’oiseaux, pourraient encore figurer dans les encyclopédies. Au lieu de ça, nous sommes obligés de fabriquer des substituts artificiels pour remplacer ce qui existait naturellement. Depuis la disparition des arbres, la vie des Humains ne tient plus qu’à un fil. Comme un cancéreux accroché à sa perfusion. Les arbres, c’était les poumons de la Terre. Et amputé d’un membre, le reste du corps ne tarde pas à foutre le camp ! Mais ça… Ah ça… on ne vous l’enseigne pas à l’école, bien sûr…
Le vieil homme se leva du banc, terrassé par l’émotion. Il regarda au loin. Plus rien n’était vert. Sauf quelques toits d’usine. Mais leur teinte fluo ne rappelait en rien celle des arbres. Cette dernière était si douce, si apaisante, si unique. Une larme coulait le long de la joue du grand-père.
— Quand je pense qu’il fut un temps où il y avait des forêts…
— Des forêts ?
— Les arbres étaient regroupés par centaines, par milliers. Un temps que je n’ai pas connu. À la place, ils ont fait des champs, des élevages, des usines. Toujours dans le même but : rentabiliser. Produire. Capitaliser. Quand comprendront-ils qu’on ne fonde pas la rentabilité sur une planète en ruine ?
— Bon, grand-père, si t’y tiens tant que ça, à tes arbres, il n’y a pas un moyen d’en faire naître des nouveaux ?
— C’est tellement plus rapide de tronçonner un arbre que d’attendre qu’il grandisse… À l’échelle de l’Humanité, c’est peine perdue.
— C’est vrai qu’il était beau, cet arbre, lança le petit garçon après un long moment de silence. Il continuait de regarder le cliché en noir et blanc sur l’album photo familial.
Le vieil homme, qui avait profité du calme pour rentrer discrètement à l’intérieur du bâtiment, en ressortit la main pleine. Il la vida sur l’album, sous les yeux ébahis de l’enfant.
— Tiens, prends soin de ces semences. À l’échelle de l’Humanité, c’est sans doute foutu. Mais à ton niveau, tu peux tenter quelque chose. À ton âge, tu auras potentiellement la volonté et la patience.
Il pointa son index tremblant vers les trois coques brunes.
— Tu as là un marronnier, un pêcher et un hêtre en devenir. À défaut de repeupler une forêt, tu pourras ainsi verdir ta propre existence, et celle de tes enfants. Tu transformeras alors les souvenirs en un bout de ton présent. Cache-les bien, on ne sait jamais.
Les arbres-hauts J’ai le souvenir d’un matin levant sans vent et de sa forêt vêtue d’arbres-hauts, aux corps si droits…
Les arbres-hauts
J’ai le souvenir d’un matin levant sans vent et de sa forêt vêtue d’arbres-hauts, aux corps si droits qu’ils semblaient avoir poussé d’un coup malgré le peu d’estime de la pluie pour leurs peaux.
Je me souviens d’avoir humé la brume de l’aube et les balbutiements du soleil, observé longuement cet espace peuplé en clair-obscur de noir et blanc, si immuable avant que les couleurs alentour ne s’éveillent.
Je me rappelle les bruits de la vie à cette heure du jour montant où l’on dépend encore de plus petits que soi, quand la nature recouvre ses fières allures de nuits des temps.
Que dis-je ? Pour ne pas mentir, je n’ai pas à secouer ma mémoire pour revivre ce moment délicieux.
Dans ma chair je garde précieusement vivantes les traces de ma vie téméraire alors que, ce matin levant, sans vent, j’ai exploré cette forêt vêtue d’arbres-hauts, pour y découvrir qui j’étais.
Voilà, je suis arrivée. A l’endroit précis de cette photo, prise quelques années plus tôt. Un cliché, reçu en plein…
Voilà, je suis arrivée. A l’endroit précis de cette photo, prise quelques années plus tôt. Un cliché, reçu en plein été. Une carte postale silencieuse qui, à voyager, semblait m’inviter. En tout cas, c’est comme ça que je l’ai interprétée. Aujourd’hui j’y suis et je suis pétrifiée. Un peu ridicule, de l’autre côté, je n’en finis pas d’essayer d’y aller… sans jamais pouvoir traverser.
Il y a bien ce ponton de fortune et son escalier – tous deux bien décidés à m’accueillir et affirmant que le plus dur est passé… Il y a bien le conducteur de pirogue, assis à mes côtés, qui me fixe sans parler et qui, j’en suis persuadée, commence à s’impatienter. J’ai un peu honte face à son regard insistant, teinté d’étonnement et que j’essaie d’éviter. Le trajet nocturne nous a épuisés, je devrais me précipiter pour te retrouver tandis que lui ne rêve que d’aller se coucher pour, enfin, se reposer. Mais voilà, même en entendant résonner très fort ses pensées qu’il se retient de prononcer, il m’est impossible de bouger.
En toute honnêteté, j’ai d’abord été agacée en voyant que, parmi toutes les possibilités, c’est au creux de ces montagnes accidentées, au cœur de cette forêt ébouriffée que tu as choisi de t’installer. J’aime l’océan qui s’étire, qui s’agite et sans cesse nous surprend. Les plaines lunaires des déserts dont les couleurs changent tout le temps. Qui, où que s’égare notre regard, nous plongent dans l’infiniment grand. Ici, pas d’horizon dégagé. Adieu les immenses étendues à perte de vue. Mais une faune grouillante à profusion, des arbres gigantesques et majestueux à foison, servant d’abri aux palmiers et autres végétaux dont la luxuriante variété semble, il est vrai, illimitée. Ce que tu aimes et chéris tant, ce qui fait qu’ici, et ici seulement, tu te sens vivant.
Naufragé heureux, je te sais choyé par cet écrin que je prends le temps d’apprivoiser. J’observe la délicate brume se lever. Seul le clapotis du fleuve, régulier, vient briser le silence réconfortant, en toute sérénité. Un feu commence à crépiter, la cheminée de fortune laissant peu à peu la fumée s’échapper. Un léger filet dont les circonvolutions évoquent un délicat ballet qu’on dirait savamment chorégraphié. Le poêle réchauffe sûrement ton café – ce café un peu trop fort que tu es le seul à pouvoir avaler…
Seul, je t’aperçois, perdu dans tes pensées. J’hésite encore, mais je me suis approchée. Quasiment prête à pénétrer dans un univers au sein duquel je m’étais imaginée cernée, le tenant pour fermé et oppressant, étriqué et limité. J’en ressens maintenant la rassurante intensité. Même si je reste encore un peu effrayée à l’idée de déchirer, par ma présence, le voile protecteur de ton intimité, interrompant cette relation avec les éléments, si privilégiée. Mais ça y est, tu es là, face à moi. Doucement, souriant, tu m’invites à entrer. Vers l’inconnu, plonger. Et je crois t’entendre dire :
« Viens »